Au Freddie's Bar (suite 3)

Publié le par Bernard Bonnejean

 

 

La poésie sous curatelle

 

Quatrième épisode : Tsé Tsëi 


 

 

Bigot fut intarissable. Puis, exténué par son récit, il s’enfonça dans son siège et attendit une réaction du fonctionnaire.

Après de longues minutes d’un silence lourd et vide, on entendit frapper à la porte. Trois coups brefs et deux coups plus espacés. Bigot, qui avait vécu les affres des « événements » étant petit, se mit à marteler dans son cerveau : « Algérie française ». Quant au commissaire, pourtant habitué au code, par déformation professionnelle plus que par conviction idéologique, il entendait chaque fois nettement : « CRS SS ».

Un petit homme étrange, voûté, au regard furtif, vêtu d’une tunique orientale, mi djellaba mi sortie de bain, pénétra comme en catimini dans la pièce. Bigot arrêta net son récit, quand l’apparition lança en un cri perçant :

«عليكم السلام  , Patron, t’sais »

auquel Bordelieu répondit, d’un air las et indifférent :

« السلام عليكم   ».

Devant l’air médusé de son témoin, le divisionnaire se fit un devoir de courtoisie :

« Il m’a dit Salam Aleikum, ce à quoi j’ai répondu Aleikum Essalam.  Permettez-moi, cher ami, de vous présenter notre génie du décryptage : Tsé Tsëi ».



 Le pauvre homme transpira le peu d’eau qui lui restait dans le corps, détaillant le nouveau venu de pied en cap, envoûté par le pakol en laine bouillie qu’il n’avait vu que sur Internet, à la chapellerie Tarclet [Authentique pakol provenant du Pakistan : 60 €].  Le couvre-chef  était devenu fameux grâce à  feu احمد شاه مسعود   Ahmad Shah Massoud, le commandant de l'Alliance du Nord afghane, du Jamiat-Islami et chef de l'Armée islamique. Ce héros afghan avait été assassiné par deux Tunisiens qui s’étaient fait passer pour des journalistes munis de faux passeports belges, le 9 septembre 2001.

Bordelieu ne put s’empêcher de rire aux éclats :

« Avouez que vous vous attendiez à voir entrer un Chinois. Mais, mon pauvre ami, s’il avait été Chinois, on l’aurait appelé Van de Graaff pour égarer les soupçons. Décidément, les Français d’en-bas ne comprendront jamais rien aux ruses du contre-espionnage. Notre agent est né à La-Garenne-Colombe dans les Hauts-de-Seine. Après un séjour dans les camps d’entraînement de Flandre belge, il nous est revenu avec un tic assez fâcheux : il finit toutes ses phrases par le belgicisme « t’sais ». D’où son nom de code. Dans certains pays, on le connaît sous son autre nom de Moumouche. L’ennemi ne le connaît que sous le nom de Scatophage, par allusion à une espèce de mouche qui a la particularité de… Enfin, peu importe ! »



 En visite à La Garenne

Bigot, tout en buvant les paroles de son guide, essayait de jauger le spécimen exposé. Au bout d’un moment, comme un lycéen qui n’en peut plus d'avoir la langue chargée par une question qui la brûle, il demanda en une émission de voix, au risque de s’étouffer :

« Et avec tout ça, il n’a pas de problème d’identité nationale ? »

Il faut dire que, catholique pratiquant, Bigot cotisait à l’UMP parce qu’on lui avait dit que les socialo-communistes détruiraient les églises et fermeraient les écoles libres. Il avait lu assidument les œuvres complètes du dissident Besson, le bien nommé, le transfuge de la modernité prévoyante, le champion de la gauche adroite, l’auteur d’un centième de volume in-octavo écrit gros avec des marges larges, double interligne, du type "à la Xavière". L'ouvrage était préfacé par Boutefeu, le Neuilléen parrain de l’Aiglon Epadéen.  Il y était question de la façon dont un Français ne l’est plus par le fait du Prince et de l’ « identité nationale », une notion à laquelle personne, pas plus Bigot que la plupart des sujets hexagonaux, n’avait rien compris. Pourtant, autant Bigot que les autres était absolument convaincu de s’être établi une conviction inébranlable. Il était pour sans savoir contre quoi et rien ni personne ne pourrait jamais le déclarer relaps.  

Et pourtant, à supposer qu’on ait expliqué à Désiré qu’il était le produit, par générations successives, du viol initial d’une Burgonde par un guerrier Wisigoth prisonnier des Francs, il y aurait regardé à deux fois avant de proclamer son attachement à la pureté de la race française. Surtout en un temps où ladite race est représentée sur son territoire et chez nos amis étrangers par un rejeton né de l’union d’un immigré hongrois anobli en 1628 par le roi de Bohême et la fille d’un juif séfarade de Salonique convertie au catholicisme.



Donc, finalement, Tsé Tsëi méritait comme tout le monde d’être français, même s’il n’en possédait ni l’allure ni l’ « identité » propre. En outre, ce que n’avait pas dit le commissaire, il était agent double, au service du bureau 212 et du SRRDB, c’est-à-dire le service de renseignements du roi des Belges.

Le Divisionnaire se tourna vers lui et s’enquit des résultats de sa recherche. Tsé Tsëi, conscient de l’importance de sa mission, parut tout à coup moins voûté et prit un ton doctoral :

« Après des travaux sur le grain du papier et la composition de l’encre, nous nous sommes attachés à analyser les trois phrases, t’sais, Patron. Les trois forment la traduction explicite et certaine d’une satisfaction pleine et entière pour un travail mené avec succès. Toutes trois ont le même sujet « je », ce qui ne prouve pas forcément l’unicité d'une personne égocentrique. Mais Patron, t’sais, ce qui est remarquable et parfaitement inhabituel c’est le caractère systématique et excessif des louanges. Le vocabulaire est superlatif : « très beau », « magnifiquement », « bouleversée ». Les sentiments exprimés un peu forcés, t’sais, de telle sorte qu’on a du mal à y croire : « J’aime tout ce que tu fais et ce que tu écris » ; « j’en ai envie de pleurer ».

— Qu’en déduisez-vous, Tsé Tsëi ?



— On chercherait à nous tromper que ça ne m’étonnerait pas, t’sais. Mais c’est surtout la deuxième phrase qui m’intrigue. Désiré Bigot, comment s’appelle votre femme ? »

Le pauvre homme savait ce moment inévitable, ce qui ne l’empêcha pas de tourner un regard éperdu et pitoyable vers Bordelieu comme pour l'appeler à son secours…

 

 

Suite au prochain numéro

 

« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. » — « Et mon [...], c’est du poulet ? »

 

© Bernard Bonnejean, 30 juillet 2010. Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays, y compris l'URSS, la Chine populaire et le Finistère Nord.

 

Publié dans vie en société

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