LE SENS DE LA DISCIPLINE

Publié le par Bernard Bonnejean

 

Le radeau de la Méduse de GéricaultÀ l’instant je viens de quitter la 6. Et une émission assez intéressante concernant les relations humaines. Le thème en est simple : les gérants d’un restaurant, pour des raisons qu’ils savent et d’autres qui leur échappent, ne s’en sortent plus. Rien ne va plus comme ils le voudraient. Et, comme chaque fois dans ce genre de situation, chacun rejette la responsabilité sur l’autre : le chef sur ses aides et sur le responsable de la salle, les serveurs sur le personnel de cuisine. Comme tous les mauvais ouvriers, on accuse la vétusté du matériel et son inadaptation aux réalisations optimales dont on se sait encore capable, l’entêtement du cuisinier obtus refusant d'entendre raison, la mollesse de la patronne et son incompétence à se faire respecter quand ce n’est pas l’impuissance d’une clientèle à reconnaître le meilleur du bon. Car les responsables de l’émission ne sont pas assez idiots pour espérer tirer un rafiot du naufrage. Il s’agit bien de sauver le navire en parfait état de marche, même si la voilure demande quelques petites réparations et les chromes un bon coup d’huile de coude pour étinceler comme au premier jour. En résumé, tout est paré pour un bon fonctionnement et pourtant rien ne va.

 

 

Philippe Etchebest Cauchemar en cuisineAfin de sauver le bâtiment, on fait intervenir Philippe Etchebest, meilleur ouvrier de France en 2000, deux étoiles Michelin à l'Hostellerie de Plaisance de Saint-Émilion. Le réalisateur de l’émission exagère à peine lorsqu’il l’intitule Cauchemar en cuisine. Le téléspectateur est contraint d’assister à une immonde pagaille à l’arrivée du « chef Philippe » et je ne crois pas être naïf lorsque je communie par empathie aux souffrances de tous ces professionnels complètement dépassés, un peu humiliés d’offrir un tel spectacle. C’est qu’il doit être humiliant pour un patron et pour ses ouvriers de montrer une telle déconfiture à un pair qui, lui, a réussi et auquel il faut tout dire et tout confesser. Le rétablissement est à ce prix. Il ne s’agit plus de faire semblant mais de se révéler, tel qu’en soi-même et confronté au groupe, avec toutes ses faiblesses et ses manquements causes du désastre actuel.

 

 

 

 

Je suis toujours étonné, pour ma part, de voir comme il est aisé de redevenir un enfant docile quand tout va part à vau l'eau. Après les mouvements attendus contre l’intrus, la petite troupe en capilotade se liquéfie littéralement, parfois même jusqu'aux larmes et pas seulement les femmes mais aussi ce patron taillé en armoire. L’instant d’avant il hurlait ses ordres à des apprentis désabusés voire amusés. Reste au chef Philippe à établir le constat. On lui propose le défi suivant : « Voilà qui je suis, ce que je suis, ce que je suis supposé faire, ce que je fais réellement mais aussi ce dont je suis capable pour peu que vous trouviez la bonne clé pour la bonne porte. À vous de jouer ». Au bout de quelques heures, le lâcher-prise devient inévitable et l’abandon succède aux hurlements, aux disputes, aux abus d’autorité et aux révoltes consécutives. Après le sursaut d’orgueil, l’anéantissement – ce que les théologiens appellent la kénose – puis la reconstruction. C’est autour du chef étoilé de redistribuer les cartes, de rendre à chacun sa véritable place grâce à une nouvelle installation dans sa mission véritable, dévoyée par un dérèglement qui s’est développé au fil du temps. Au bout d’un processus pervers, le désordre a fait figure d’ordre nouveau et on a cru anormal ce qui aurait dû être le prélude obligé à toute l’organisation. Et le fait est qu’au bout de quelques séances, de quelques services en l’occurrence, la machine redémarre de plus belle.

 

 

 

 

Affiche pour l'autogestionJ’ai tenté pour ma part de faire le bilan moral et philosophique de cette saine entreprise. D’une part, j’ai pu constater une nouvelle fois, sans surprise aucune, que rien en ce monde ne pouvait se faire sans l’autorité d’un seul. Démultiplier cette force dont certains individus héritent pratiquement dès la naissance est une gabegie qui l’affaiblit en même temps qu’elle prive le corps social. Le XXème siècle occidental a parfois cru, à la suite d’un Michel Rocard, par exemple, lorsqu’il était à la tête du PSU, à de nouveaux modes de gouvernement. Employés et ouvriers se sont émerveillés au doux rêve de la « deuxième gauche » : l’autogestion et ses deux vérités-sources, la suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés et l’affirmation de l’aptitude des humains, sans aucune espèce de distinction, à s’organiser sans dirigeant. Autrement dit, l’une des constantes du mouvement anarchiste au service du socialisme. Peut-on affirmer que l’autogestion a été plusieurs fois mise en œuvre ? : était-ce vraiment le fondement de la Commune de Paris ? Est-il vrai que la Russie soviétique de la révolution d’octobre 1917 s’en est inspirée ? Qu’elle fit les beaux jours de la République espagnole de 1936 à 1938 ? Que le Maréchal Tito la fit appliquer après l’avoir inscrite dans la constitution yougoslave ? Qu’aussi bien les Israéliens des kibboutz que les Algériens décolonisés l’ont tentée ? On ne peut encore l’affirmer aujourd’hui sans susciter le débat. Pour ma part, je reste convaincu qu’il ne saurait y avoir d’organisation politique, économique et sociale solide et stable sans l’autorité d’un chef.

 

 

 

 

Il est permis d'obéirD’autre part, il me semble qu’il est impossible à un individu d’exercer son autorité sans avoir auparavant appris à obéir. Le pouvoir ne peut être une vertu sans la vertu d’obéissance. Un maître est toujours un ancien apprenti ou un ancien disciple. Il ne détient son pouvoir qu’à l’issue d’une éducation où on l’a « élevé ». Il a donc appris d’un magistère ses compétences, son savoir, le développement et la direction de ses aptitudes de chef. Pour en revenir à notre restaurant, l’influence considérable qu’exerce Philippe Etchebest sur toute l’équipe lui est conférée autant par son savoir acquis, son expérience professionnelle, ses compétences que par ce don inné qui fait de lui un grand chef. Cependant, cette autorité ne peut tenir sans discipline car si l’autorité fait le chef, c’est la discipline qui le maintient.

 

 

 

 

Pourtant ce n’est pas là-dessus que j’entends rester après le visionnage de cette émission. Au terme du processus désordre > défaite > risque de faillite > appel à l’aide > autorité > discipline > retour à l’ordre, il m’a semblé que le chef girondin apportait un supplément nécessaire. Lorsque son autorité n’a plus subi de réaction hostile, qu’elle s’est révélée durablement installée, non pas infaillible mais plutôt irréprochable, il s’est tout à coup transformé en ami. Autrement dit, au rapport de maître à « élève », il a progressivement ajouté une dimension affective qu’il n’aurait pu instaurer avant. Je traduirai ceci par une autre règle : pas d’autorité sans amour. Il ne s’agit pas de paternalisme, condamné par les syndicats au XIXème siècle, parce que le paternalisme est un instrument de pouvoir, voire de domination. Il s’agit bien d’un sentiment noble d’amour qui rappelle que patron et père sont deux mots issus du même étymon latin pater qui désigne « le père ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre les dénominations « saint patron » ou encore « le père de la patrie ».

 

 

 

 

Or, peut-on imaginer un père sans autorité ? Pas plus qu’il serait aisé de concevoir l’image d’un père sans amour.

 

 

 

 

A bientôt

 

 

 

 

Bernard Bonnejean

 

 

LE SENS DE LA DISCIPLINE

Publié dans vie en société

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