SPLEEN

Publié le par Bernard Bonnejean

SPLEEN

SPLEEN

[du matin]

[Un des poèmes les plus commentés par les professeurs de français, de lettres et de littérature française. En ces temps de guerre et de massacres, il s’imposera, presque malgré lui, aux plus âgés d’entre nous qui ricanèrent quand on tenta de leur faire croire que la dernière était la der des ders et qu’il suffirait d’un « Exodus » pour faire taire les armes.

Baudelaire fait ici l’inventaire de son passé comparé à un vieux meuble où s’entassent des reliques hétéroclites : soucis d’argent, peines et déceptions sentimentales, échecs littéraires et, par-dessus tout ça,
ce « spleen », cette angoisse prenante et persistante causée par l’ennui universel.]

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.

— Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords, me traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’Ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.

— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux !
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal,
Spleen et Idéal, « Spleen », 1851.

Photo : un des « pâles Boucher » évoqués par le poète. Il s’agit du « Jugement de Suzanne »,
peint vers 1720, d’après un célèbre récit biblique que l’on intitule le plus souvent « Hélène et les vieillards ». Le tableau de François Boucher est conservé à Ottawa, au Musée des Beaux-Arts du Canada (National Gallery of Canada).

Bernard Bonnejean
qui souhaite à ses vrais amis, et à eux uniquement, une journée radieuse, sans spleen.

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