Rimes et déraison III

Publié le par Bernard Bonnejean

 

RAPPEL III        RIMES ET DÉRAISON : « Poètes, à vos papiers »

Que vous dire qui n'ait été dit ? Rien et tout à la fois.

 

Rien, parce que pour la troisième fois j'ai l'honneur de vous rappeler qu’à l'issue du premier tour, le jury a sélectionné neuf poèmes pour la finale du Grand Prix 2011 de RIMES ET DERAISON ; que ces neuf poèmes ne sont pas neuf poètes ; que le palmarès est classé par ordre alphabétique des patronymes pour ne favoriser personne ; que les heureux admissibles dont nous avons commencé à publier les noms et les poèmes retenus dans Rimes et déraison I et dans Rimes et déraison II sont :

 

CHAINEUX Laurent 
DEWALLY Gaël
FONTANA Gabriel
GAUTHÉ Nicole
éliminée pour manquements répétés au règlement
PSALMON Laurent
REEVES Linda
RENAULT Jean-François
ROUSTAN Laurent

 

Ces explications ne sont pas suffisamment claires puisque nos sélectionnés et leurs amis nous demandent : « Qui donc a gagné, alors ? » Ce à quoi nous sommes contraints de répondre gentiment, délicatement, mais sans ambiguité : « Personne pour l'instant »

 

Ces poèmes sont sélectionnés, retenus, admissibles, mais un seul sera nommé, admis, gagnant. Et il faudra d'abord qu'au cours de l'année 2011, nous procédions à une deuxième session à l'issue de laquelle nous choisirons à nouveau neuf poèmes ce qui fera dix-huit. Et c'est parmi ces dix-huit que nous élirons le meilleur des meilleurs. 

 

Alors, courage, patience et talent ! Les jeux sont faits ; rien ne va plus ! 


Les membres du Jury :

JOFFO Ganaël, NOTEZ Frédérique, BONNEJEAN Bernard et notre artiste créatrice marocaine du logo, NSAR Fathia.

 

 

7n7wjdqh.jpgREEVES Linda

Être en devenir

(poème en prose)

 

Dans l’utérus de ma génitrice Émérice, minuscule zygote, j’explorais déjà l’intérieur d'une mortelle. J'allais pendant neuf mois me voir grandir et évoluer, entourée d'organes indispensables à la vie de cette femme. Dès le deuxième mois je pouvais entendre les battements de son cœur, voir circuler le sang et surtout ressentir — moi qui en 4000 ans d’existence n’avais jamais eu la moindre émotion, le moindre sentiment, je vivais les sentiments de mon hôtesse. Peur, joie, tristesse, elle que je ne connaissais que de l’intérieur m’aimait d’un amour si profond que je sentais mon cœur prêt à exploser. Non pas qu’elle fût choisie au hasard ! Il nous avait fallu des centaines d’années, car pour nous le temps n'a aucune raison d’être.

Immortelles, nous naissons d’une pensée, et ne cessons d’en vivre.

Elle fut choisie avec soin : nous la voulions pure d’esprit et de sentiments ; son âme devait être sage ; elle devait avoir connu plusieurs vies, bonnes et mauvaises. En fait nous voulions une âme évoluée. L'enveloppe ne comptait guère, le corps n’étant que le véhicule de l’âme. Il nous importait peu que le paraître soit beau, puisque l’âme étant tout l’être en est de toute façon illuminé irradiant d’une telle bonté que l’être qui en est le réceptacle en est transfiguré.

En 1923 naquit Émérice. L’âme qui se glissa en elle était si vieille et si puissante qu'elle intrigua nos chercheurs d'âmes dès l'instant qu'elle occupa le corps. Ils ne purent que se recueillir avec respect et demander humblement le droit de communiquer avec elle. Droit qui leur fut accordé. Ils se présentèrent et demandèrent la permission d’habiter ce corps dès qu’il serait prêt à être enfanté. L'âme leur en demanda la raison. Voici ce qu'ils dirent sans se faire prier.

« Loin dans une autre galaxie, il existe une planète semblable à la vôtre. Ses habitants vous ressemblent un peu mais l’âme y est visible, faisant passer au second plan le paraître au profit de l’être. Nous utilisons 90% de notre cerveau, assez semblable au vôtre, mais chez nous penser n’a rien d'inerte. Penser c’est agir : nous nous déplaçons par la pensée ; nul besoin d’ordinateur, nous avons le savoir, savoir acquis par la terre, le soleil, la lune et l'eau. Pour observer les végétaux et animaux, nous avons dû remonter le temps. Ce fut long et fastidieux. Nous n’y parvînmes que par un jeu de réactions complexes, grâce à l'énergie fournie par le volcanisme, les éclairs, et le rayonnement cosmique, dans un environnement différent du nôtre, dans l'eau de vos premiers ancêtres, cellules d'organismes procaryotes, les bactéries qui vivaient il y a 3.8 milliards d’années, avant que 2 milliards ne passent et que n’apparaisse la cellule eucaryote avec un noyau.

Bref ! Du premier amphibien au reptile, jusqu’aux mammifères nous sommes passés par toutes les étapes pour parvenir enfin à connaître les vôtres, des êtres doués d’un certain savoir, mais surtout des êtres dotés de sentiments. Cependant, malgré tout, les humains restent une énigme pour nous : tous ces sentiments qui les animent, ces amours qu'ils recherchent tous, cette haine, cette colère, sont pour nous un grand mystère.

Donc quoi de mieux pour comprendre que ces 9 mois passés dans le ventre d’une mère ? »
Un auditeur demanda alors :

« Mais pourquoi ce besoin de comprendre les sentiments humains ? À quoi cela vous servira t-il ?

— À survivre ! Voyez-vous, notre planète est appelée à mourir. Dans deux cents ans elle entrera en collision avec la vôtre et de terribles conséquences en découleront. Notre planète sera détruite mais la vôtre survivra. Quelques- uns des nôtres en réchapperont mais ils devront prendre forme humaine pour survivre sur votre planète, et renoncer de ce fait à la vie éternelle. Nous pourrons ainsi nous unir, et repeupler votre planète qui subira de grandes pertes durant la collision.

— Ne pourriez-vous pas empêcher ce cataclysme ?

— Non, nous voyageons dans le temps mais nous ne pouvons rien y changer. Ce qui doit être sera ! Mais, car il y a un « mais », toutes ces émotions humaines changent l’avenir, la colère mène à la destruction, l'amour répare, la tristesse assombrit l’avenir. La naissance de votre planète s’est faite dans la violence des éléments dans les ténèbres. Après la lune vint le soleil. Cinq extinctions massives ont eu lieu jusqu’à la dernière il y a soixante-cinq millions d'années. L'humain est né empreint de cette destruction : il a conservé la mémoire des bouleversements au plus profond de son être et il lui a fallu longtemps pour que la lumière prenne sa place en lui. Nous aimons cette lumière et croyons en elle !

— Et vous vous croyez capables de chasser les ténèbres ?

— Oui, nous le pensons, car le savoir et les sentiments alliés à un profond désir d’évolution feront de cette terre cet éden tant espéré. L'ignorance est mère de destruction, elle fait agir sans aucune réflexion, elle mène à la ruine.
Voilà le pourquoi de notre demande ».
L’homme qui avait servi d’interlocuteur réfléchit, puis prit enfin la parole :

« Bien, vous avez la permission d’habiter cette enfant, mais à une condition : vous devrez la quitter à sa naissance.

— Nous vous remercions. Nous agirons selon vos désirs. »

L’âme réintégra le corps au premier cri de l’enfant. L'entité reprit place dans le présent. Commença alors un merveilleux voyage : la création d’un être humain, l’ancêtre des survivants de la planète terre.

 


 


Qu'est-ce donc que la poésie que vous fassiez paraître ce texte de Linda REEVES dans le palmarès ? Ni le contraire de la prose ni son proche parent ni son oncle d'Amérique ni son cousin éloigné ni tout à fait de la même famille. À vrai dire, si ce n'est quelques ignorants confiants en leurs certitudes, nul n'est capable de donner une définition de la poésie. Et ce n'est pas faute d'avoir rédigé, au cours des âges littéraires, les traités, les « arts poétiques », les dogmes des écoles, des mouvements, des mouvances, les unions, les rapprochements et les concessions, les exclusions et les excommunications. C'est un art majeur, dit-on. La nature est-elle un art majeur, elle qui contient, quand on ne la ruine pas, tous les ingrédients du pur lyrisme : la beauté, le rythme, la couleur, l'harmonie, l'appel à l'amour et à la passion ?... Mais la nature est-elle de la poésie, une poètesse, ou bien un thème appelé à devenir poétique après un laborieux travail d'écriture. La musique est-elle un art majeur ? Quelle musique ? Propre à accompagner la poésie ou qui soit elle-même, sous certaines conditions, poésie ? Si personne n'est d'accord sur la définition de la poésie, tout le monde l'est sur ce qu'elle n'est pas. Presque tout le monde, car il en est encore pour exiger douze pieds pour faire un vers, une rime aux derniers pieds ou, à l'extrême rigueur, une asonnance. Le poème de Linda REEVES est un poème. Sur le fond. On peut discuter sur la forme. Bien qu'il soit difficile de ne pas admettre que « Immortelles, nous naissons d’une pensée, et ne cessons d’en vivre » soit indiscutablement de la poésie, par un je ne sais quoi en plus qui fait que ce n'est plus de la prose. Ou, si c'en est, elle présente tant de caractères formels (rythmes et sonorités) identiques à la poésie, qu'il est permis de l'appeler « prose poétique ».  

 



 

 

15899697041.gifRENAULT Jean-François


Les tuiles des toits

 
Les tuiles des toits font le dos rond
Et miaulent sous la caresse du vent.
La cigale bavarde avec la feuille de l'olivier.

Le ciel ouvre de grands yeux égarés,
Trop grands parfois et sa vue se brouille.
Alors, il pleure des larmes chaudes,
Celles qui sèchent trop vite,
Qui glissent et s'effacent.

Au loin, je vois la mer qui court après le ciel,
Elle saute haut, très haut,
Tendant ses vagues ouvertes pour mieux le saisir.
Mais elle retombe toujours et bave de fureur.
Puis, suante d'écume, elle replie ses flots,
Me regarde, désespérée, et se noie.

Le vent trempe son souffle dans les roches tendres
Puis s'essuie sur le sable usé
Avant d'aller jouer avec des brumes lointaines.

Les étoiles crèvent le ciel
Et font l'amour avec la nuit.
Elles respirent à pleine lumière.
Je voudrais les cueillir
Pour les planter au fond de chacun de mes rêves.

Mais mon geste ne va jamais jusqu'au bout
Et je me retrouve seul, à côté du temps.
Peu à peu, je m'habitue à les laisser partir.

Pourquoi faut-il donc que les lumières s'éteignent ?
Pourquoi tant de rendez-vous manqués...?

 

La poésie produit du vraisemblable différent de la réalité. Quand le roman permet de partager un monde grâce au phénomène de l’identification, la poésie, puisant dans le tréfonds des mémoires humaines, voire dans la mémoire communautaire des mythes collectifs, y trouve le matériau nécessaire à sa propre existence, un pneuma, un souffle, une respiration autonome et sans pareil. Ce poème de Jean-François RENAULT, à l’exception des deux dernières strophes, joue à merveille sur le clavier des similitudes. L’anthropomorphisme y est la règle quasi systématique, mais en l’absence de toute monotonie causée par la répétition, tant et si bien qu’il n’est ni chose ni être qui s’y comporte de façon naturelle. De ce réseau métaphorique extrêmement riche, à la fois précieux et simple, on ressort à la fois réconforté, rassuré, réconcilié avec une Nature qui, pour rester grande dame, sait aussi jouer et pleurer comme une petite fille. Puis, au moment où le lecteur atteint la limite de la perception permise, Jean-François RENAULT décide de mettre un point final à l’expérience. C’est la rupture, la cassure, le retour aux realia. Nous n’irons donc pas « jusqu’au bout » puisque le poète a décidé de mettre son narrateur en marge de cette complicité féérique. Aussi la réponse à la dernière question qui clôt le poème semble parfaitement superflue car elle s’impose d’elle-même : il ne fallait pas « les laisser partir ». 



030--georges-barbier-le-temps-qui-passe.jpgROUSTAN Laurent

Écrire, c'est voir

 

Les tournesols sont noirs et courbent l'échine,
des tissus bariolés bavent au regard des cercueils de ciment...
Nous sommes coude à coude, ignorants l'un de l'autre,
le sport remplace la raison et deux vieux se souviennent
de l'orchestre fantôme auprès du kiosque nu,
aux os bleus comme le brun du ciel.
La mort est annoncée, saluons la croissance
dans l'autobus gravitant vers les nues,
gravissant la colline de nos espoirs déchus.


Écrire, c'est monter, sans descendre,
et nous n'aurons plus pied.
Une route en dévers, cote à cote,
absents infiniment, de tous les continents,
nous roulons immobiles vers la fin de la route,
car le chemin suit l'homme, et jamais le contraire.


Corps à corps, en commun, en belle perspective,
notre ligne de fuite attend son terminus.
Les vieillards s'assoupissent... Les négresses sont belles,
aux yeux d'ambre et de braise et aux culs monticules,
les négresses conversent et refont le monde qui finit.
Les spectres des anciens font sonner les mobiles,
rien ne bouge sinon...
l'asphalte et la Terre qui défilent aux roues de notre véhicule.

Nous, nous sommes roulés, à nos rangs fixes,

dépassés par nos heures et comptés.

 

 

« Écrire c’est voir » ; voir c’est com-prendre, « prendre avec soi », selon la terminologie adoptée par Thomas d’Aquin et Paul Claudel. Comprendre, c’est-à-dire con-naître, « naître au monde »avec le monde et tous ses habitants. Il me semble que Laurent ROUSTAN inscrit sa pièce, nolens volens, dans cette continuité philosophique et chronologique. Sans doute car tout poète digne de ce nom devine cette appartenance, cet enchaînement dans l’accomplissement de son art. C’est ainsi que le 15 mai 1871, le jeune Arthur Rimbaud rend compte de cette découverte à Paul DEMENEY : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte et il la tente, l’apprend. […] Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. […] Le Poète […] devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit — et le suprême Savant ! — car il arrive à l’inconnu […]. Et quand, affolé, il perdrait l’intelligence de ses visions, il les a vues ». Texte sublime, fondateur, essentiel, connu sous le titre de La Lettre du Voyant, dont les vieillards de Laurent ROUSTAN semblent avoir nourri leur existence. Eux aussi ont appris, ont connu, ont VU, ont réussi à atteindre l’inconnu avant de « perdre pied » sur « une route en dévers » qui les suivra jusqu’à la mort annoncée. « Mon Dieu », diront-ils peut-être dans leur dernier souffle, « que les négresses sont belles » ! Et bien roulées… 


Publié dans poésie

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