La mort d'un Ernéen

Publié le par Bernard Bonnejean

 

LOUIS DERBRÉ, SCULPTEUR

 

Le fait est qu'on ne s'y attend jamais. Jamais assez ! Et parfois trop ! Et pourtant elle est là, la gueuse, à nous épier comme un busard ou un des ces urubus de la forêt amazonienne qui vous tournent au-dessus de la tête à la moindre faiblesse. Ils savent eux que c'est le moment. Nous aussi, nous savons, mais comme l'on sait certains événements inéluctables dont nous nous disons entre nous : « Tout ça ne va quand même pas nous empêcher de dormir et de faire la fête » ! 

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Louis Derbré


Et puis, on regarde l'échiquier, notre échiquier. On a fait semblant de nous faire honneur en nous laissant les blancs. Messieurs les Anglais, tirez les premiers ; la guerre en dentelles ; convention de Genève et tout le toutim. Mais notre échiquier se vide progressivement de ses blancs, tous éliminés, parfois après avoir été bloqués dans un coin, inertes, impuissants. Au moindre pas en avant, ou en diagonale, un noir survient qui les fait valser. Alors, lls restent tranquille dans leur petite cachette, sans se faire remarquer, espérant ne pas se trouver sur le chemin d'un point stratégique dont ils n'ont que faire. C'est après tout la seule façon, même pas certaine, de jouer les prolongations...

Pourtant, on nous avait dit dans la règle qu'il ne s'agissait nullement de tuer pour le plaisir de tuer. C'était une guerre propre, nous avait-on assuré. Une guerre quasi sans morts. La bataille n'a qu'un objectif : cheikh mat, « le roi est mort » ou, plus élégant, shah mat, « le roi est pris ». Comme quand on était petits : la balle aux prisonniers. Et nous n'étions pas censés être rois, donc ni morts ni pris.

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Exposition de la Madeleine


Parfois un pion blanc se sacrifie ; nous exultons ; nous croyons avoir gagné ; nous n'avons fait que repousser d'un grain de sable l'échéance contenue dans le sablier. Toute vie se termine par un échec ! 



 مكتوب  Mektoub ! C'était écrit. Sauf qu'on ne nous a pas appris à lire ces choses là avec suffisamment d'attention et d'intelligence ! Fichue destinée calvino-musulmane ! Prédestinés à la mort, parce que c'est comme ça, que c'est écrit comme ça, de toute éternité ou presque. On était au courant, bien sûr, mais comme on est au courant qu'on peut avoir un cancer à 6 ans, qu'on peut être violé à 10, qu'on peut se faire tuer par un chauffard à 12, qu'on peut être père ou mère à 14, qu'on peut devenir tortionnaire comme Lacombe Lucien, par nécessité, puis continuer par goût et finir devant un peloton d'exécution à 20 ans. Ça ne peut pas nous arriver à nous, ces choses-là ! Et pourtant c'était marqué noir sur blanc, le noir dominant le blanc, en petits caractères dans le bas du contrat en formules ambiguës ou inintelligibles pour le commun des mortels. 



Mortels ! Voilà le mot lâché ! Nous sommes mortels, désespérément mortels ! Et pour une fois ni les leçons de l'histoire ni l'expérience des autres ne nous sera d'aucun secours.

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La Roche 1980



Le sculpteur Louis Derbré, mon « pays », est mort, comme tout le monde. En réalité, il est né à Montenay, tout près d'Ernée, le 16 novembre 1925. Les vieux Ernéens savent rappeler au passage, mine de rien, qu'ils l'ont connu quand il travaillait à la Gandonnière dans la ferme familiale. Il s'y est probablement bâti le solide bon sens des travailleurs de la terre, à défaut d'y avoir trouvé sa vocation. En fait, il commença par avoir le goût d'un ailleurs avant de savoir ce qu'il en ferait. Il se marie et, vers 1944, il travaille comme manoeuvre dans une maison d'édition d'ouvrages d'art. Parallèlement, il s'initie à la sculpture. En 1950, la municipalité d'Ernée, pas rancunière, expose sa première œuvre : une statue représentant le peintre Vershurr. Debré obtient le prix Fénéon puis le prix de l'école des Beaux-Arts.


Dans les années 60, il se révèle au grand public en France, puis à Montréal, en 1967. En 1972, à Tokyo, une œuvre restera dans l'histoire de l'art et du Japon : La Terre. La mairie de Paris en acquiert une réplique exposée au quartier de la Défense. On le dit alors inscrit dans la lignée des Maîtres de l'Antiquité, puis de Rude, de Rodin et de Maillol.



En 1991, il quitte son atelier d'Arcueil pour revenir à Ernée. Il achète un grand terrain à la sortie de la ville pour y installer une fonderie d'art et un lieu d'exposition en plein air.


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La joie


Son oeuvre est controversée, évidemment. C'est le cas de tous ceux qui ont quelque chose à dire et qui veulent le dire à leur façon. Je ne crois pas être trop acide en affirmant que les Ernéens ne l'ont jamais vraiment considéré comme l'un de leurs éminents représentants. Selon l'adage connu « Nul n'est prophète en son pays », on avait certainement mieux conscience de la valeur de l'artiste à Tokyo qu'à Ernée ou à Laval.
 
 

Mais sans doute le conseil municipal au grand complet se rendra-t-il sur les lieux de sa dernière demeure, après que M. le Maire actuel, mon condisciple de lycée, lui fera un bel éloge funèbre comme on n'en sert qu'aux rois mis en échec et mat à la fin de la partie ?


Parce qu'il faut bien se rendre à l'évidence : Louis Derbré est mort mercredi dernier.  

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Le Prophète

 

J'avais pris, au fil des mois, une série de photos de ses sculptures. Elles aussi ont péri ! Je n'ai donc que le catalogue officiel, si je puis dire, à vous offrir. Vous pourrez ainsi vous faire une idée de son talent. Un peu tard ? Mais non ! De toute façon, si je vous avais parlé du sculpteur Louis Derbré avant qu'il ne meure, vous m'auriez prêté attention ? Nous avons tous appris, dans notre enfance, qu'on devait respect aux morts ; beaucoup en ont déduit qu'on ne le devait qu'à eux !



Merci, Monsieur Derbré,



Votre pays,



Bernard Bonnejean 

 

 

Publié dans arts plastiques

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D
<br /> Visitez et invitez à visiter l'Espace Louis Derbré <br /> <br /> <br /> à Ernée en Mayenne France<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />  http://www.derbre.com/<br /> <br /> <br /> De Mireille Derbré la fille de Louis Derbré, à bientôt<br /> <br />
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